Une génération après que la Révolution eut supprimé les privilèges aristocratiques, une nouvelle élite apparut dans la société française : les « artistes », dont le prestige était devenu tel qu’il leur permettait de s’égaler aux plus grands, malgré l’absence de naissance, de fortune, de pouvoir. En même temps s’imposait l’idée qu’ils formaient une seule catégorie mêlant, tous genres confondus, écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens. Et l’identité collective de cette catégorie inédite se définissait, avec la « bohème », par l’excentricité du hors normes : une élite en marge, donc.
Cette situation paradoxale s’explique en partie par le statut institutionnel, économique, démographique, juridique, sémantique des activités artistiques, que reconstitue minutieusement Nathalie Heinich. Mais elle tient aussi à des facteurs de plus longue durée : les valeurs de sens commun, que révèle l’exploration des romans, des témoignages, des journaux, des correspondances. Car on ne comprendrait pas que cet étrange phénomène ait pu perdurer, s’imposant aujourd’hui plus que jamais, sans prendre en compte ces valeurs fondamentales que sont l’aspiration à l’égalité et la reconnaissance de l’excellence, la préséance du mérite et le droit au privilège.
La singularité artiste offrirait-elle à notre société contemporaine, écartelée entre aristocratisme, égalitarisme et méritocratie, une solution de compromis à un élitisme acceptable par la démocratie ?
Nathalie Heinich, sociologue au cnrs, est notamment l’auteur de La Gloire de Van Gogh (Minuit, 1991), Du peintre à l’artiste (Minuit, 1993), Le Triple Jeu de l’art contemporain (Minuit, 1998), L’Épreuve de la grandeur (La Découverte, 1999), Être écrivain (La Découverte2000).
TABLE DES MATIERES
Avant-propos
Introduction
— Le Chef-d’oeuvre inconnu ou l’entrée en régime vocationnel
— L’artiste investi
— Entre singularité et excellence
— Une sociologie de la singularité
Première partie
— Singularité:la vocation de l’excentricité
Chapitre Un : Bohèmes
— Murger ou la bohème enchantée
— Champfleury ou la bohème désenchantée
— La vie en marge
— Mythe ou réalité ?
— Du Merle blanc à L’Albatros
Chapitre Deux : Les Beaux-Arts dans le système néo-académique
— La question de la patente, entre égalité et liberté
— Institutions et numerus clausus
— Attirance vers l’art et paupérisation
— Du système néo-académique au système moderne
— Le clivage entre profession et vocation
Chapitre Trois : Entre inspiration poétique et carrière littéraire
— Illusions perdues
— La hiérarchie des genres littéraires
— Faire de vocation profession
Chapitre Quatre : La vie vouée
Manette Salomon
Vocation et inspiration
Vocation et don
Vocation ou mondanité
Vocation et célibat
Création et féminité
Chapitre Cinq : La normalisation de l’exception
L’Oeuvreou la singularité discréditée
De l’impuissance à la méconnaissance
Reconnaissanceet singularité
Retour en arrière
Vocation et singularité, autonomie du champ, monde inspiré
Deuxième partie
Faire groupe : comment être plusieurs quand on est singuliers
Chapitre Six : L’effet de génération
La Confession d’un enfant du siècle
La génération romantique
Le romantisme et l’impossible héritage
Chapitre Sept : Fraternités
Des corporations aux fraternités
Des lieux où être ensemble
Du cénacle au mouvement
La plume et le pinceau
Chapitre Huit : Des groupes à l’avant-garde
Marginalité sociale, politique, artistique
Les manifestes
A la recherche d’une singularité collective
Chapitre Neuf : L’émergence d’une identité collective
Qu’est-ce qu’une identitécollective ?
Auto-perception, représentation, désignation
Un essai de catégorisation scientifique
Une catégorie sémantique
Des contours flous
Gambara : le cas de la musique
Un double paradoxe
Troisième partie
Excellence : une nouvelle élite
Chapitre Dix : Les renonçants
Stello
Du sacerdoce à l’élite
L’aristocratisme artiste
L’élitisme des créateurs
Chapitre Onze : Prestige de la création
L’amour de l’art
L’ambivalence du statut
Des Salons de peinture aux salons mondains
Fort comme la mort
Chapitre Douze : Aristocratisme et dandysme
Faire de soi-même une oeuvre d’art
Une élite singulière
Une aristocratie en marge
Chapitre Treize : La transformation des élites
Le Maître de forges
De l’ancienne à la nouvelle élite
Qu’est-ce qu’une élite ?
L’« élitisation » des créateurs
Chapitre Quatorze : Une élite en marge
Excellence et démocratie
L’art et la conciliation des contraires
Quatrième partie
L’art en régime de singularité
Chapitre Quinze : L’artiste excentrique
Modèles d’excentricité
Van Gogh le saint
Picasso le génie
Duchamp le héros
Dali le bouffon, Warhol le dandy, Beuys le prophète
Quand l’artiste devient modèle
Une catégorie hors catégories
Chapitre Seize : L’artiste engagé
Aux marges de la société : l’avant-garde esthétique
A la recherche de la sociétéperdue : l’avant-garde politique
Le mythe fondateur de l’avant-garde
La compulsion critique
Chapitre Dix-Sept : L’artiste privilégié
Les indicateurs statistiques
L’aspiration au statut de créateur
Des privilèges à l’impunité
La généralisation du modèle artiste
Chapitre Dix-Huit : Les nouvelles règles du jeu artistique
Un artiste parle d’un artiste
La fragilité des pouvoirs
De l’anomie au régime de singularité
Conclusion
L’art et le compromis démocratique
Index des noms
Index des oeuvres de fiction