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Décès de M. Jacques Gutwirth

publié le

Le laboratoire d’Anthropologie Urbaine (LAU) a la grande tristesse d’annoncer le décès de Monsieur Jacques Gutwirth, son fondateur, survenu le 11 janvier 2012.
Jacques Gutwirth a fondé, avec Colette Pétonnet, le LAU en 1988.
Il laisse une œuvre majeure dans les domaines des études juives et de l’anthropologie urbaine, champ disciplinaire qu’il a fortement contribué à faire émerger en France et qu’il n’a cessé de soutenir.
Il a su stimuler et guider de nombreux chercheurs qui lui sont aujourd’hui redevables de leur orientation scientifique.
En 1993, à l’occasion de son départ à la retraite, ses collègues avaient offert à Jacques Gutwirth un recueil de textes. On en trouvera ci-dessous la préface en forme de portrait, écrite par Colette Pétonnet.

Des hommages ultérieurs seront rendus à sa personne et à son œuvre.
Consulter la bibliographie complète de Jacques Gutwirth : onglet Equipe du LAU, rubrique Anciens membres.

Jacques Gutwirth est né à Anvers dans une famille de diamantaires.
Mais il n’est réellement ni belge ni flamand bien qu’il déjeune volontiers de
tartines et qu’il s’exprime en néerlandais quand il retourne dans sa ville
natale. Diamantaire il le fut aussi, dans sa jeunesse, avant de devenir l’élève d’André Leroi-Gourhan et de Roger Bastide puis d’entamer une carrière d’ethnologue urbain, genre nouveau alors, dont il fut l’un des fondateurs. L’enseignement de ses maîtres lui permit, en effet, de développer scientifiquement son expérience d’un milieu et l’encouragea à poursuivre ses recherches dans d’autres métropoles.
Faire le portrait d’un homme, sauf à y consacrer l’épaisseur du roman d’une vie, exige des choix sévères qui expurgent la véracité du détail anecdotique au profit espéré des traits essentiels. A ce dessein Jacques lui-même participe, à son insu, car il se livre peu, non par désir du secret ou par crainte d’autrui, mais par discrétion, par courtoisie. Au cours d’une longue collaboration, c’est presque par inadvertance qu’on apprend qu’il affectionne l’opéra, ou que, résidant, en vacances, dans une petite ville touristique, en Suisse, il partage son temps entre les promenades matinales et les concerts du soir.

Si l’on ne disposait que de quelques mots pour le caractériser, on pourrait dire qu’il est européen, et même citoyen du monde, homme de la diaspora, homme de la modernité par conviction et par tempérament. Il possède une grande liberté intérieure, que d’aucuns lui envient, par rapport aux attaches régionales, nationales, religieuses, reçues à la naissance et forgées par la vie. Non qu’il en soit dépourvu ou qu’il les ait rejetées. Il les accumule au contraire, sans en être encombré, et se meut à l’aise parmi les diverses identités qui composent sa personnalité. Du Brésil où il a passé une partie de son enfance, pendant la guerre, il a conservé, intacte, la langue portugaise et voue à ce pays, où il se rend parfois, une certaine affection même si les rues de Rio ont à ce point changé qu’il n’y retrouve plus le moindre souvenir. C’est un homme que n’atteint pas la nostalgie. C’est à Paris qu’il a choisi de faire ses études puis de se fixer, et, cohérent avec lui-même, la nationalité inscrite sur ses papiers est celle qu’il s’est choisie, française. Pour autant, pas plus dépaysé à Francfort qu’à Los Angeles, il est chez lui partout. Il est vrai que ni l’anglais ni l’allemand ne lui posent problème. Jacques parle sept langues et lors de ses conférences opte pour celle qui convient le mieux à l’auditoire. En privé il assume, avec une égale patience, le rôle de traducteur simultané. Et si la civilisation du Rhin lui correspond peut-être mieux que le pourtour méditerranéen, cela ne l’empêche nullement d’aller en Italie quand le froid est au nord. Il n’a pas l’esprit chagrin et sait jouir de la vie.
Juif non pratiquant, il n’a pas oublié le yiddish d’Europe centrale d’où venait son père. Il s’estime athée et le dit volontiers. Il récuse le sionisme, sujet d’éternelles discussions avec ses amis israéliens. Pour lui les juifs devraient vivre dans la diaspora, au sein des cultures nationales dont ils sont ou se sentent membres. Mais là encore cette prise de distance ne s’accompagne pas de rupture. Sa fidélité, sinon à la vie juive traditionnelle, du moins à sa culture religieuse d’origine, Jacques Gutwirth l’a exprimée, tout au long de son travail, par le biais de la recherche intellectuelle du judaïsme dont il saisit les variantes et les « !recompositions ! » à travers le monde, passant du hassidisme rigide aux offices sabbatiques de style charismatique. Pour étudier les « !juifs messianiques ! » il faut posséder non seulement les connaissances requises mais cette flexibilité dont parlent les anglo-saxons. Jacques Gutwirth n’est pas tant un spécialiste du judaïsme qu’un amateur de religion. Il sait la reconnaître où qu’elle se manifeste, aucun rassemblement de fidèles ne lui est étranger. On peut dire que ses populations de prédilection sont composées d’adeptes dont il cherche et les composantes doctrinales et l’expérience vécue. C’est là qu’il puise son exotisme en recueillant patiemment ses données.

Un classicisme religieux, une tradition immuable, un exotisme non
tempéré, n’auraient pas en effet comblé longtemps son besoin de modernité. Il est à l’aise dans la société technicienne, épris de cette civilisation urbaine dont les innovations le fascinent. Citadin à part entière, ignorant des choses de la terre, les grandes métropoles constituent son univers personnel, ses territoires familiers et ses terrains d’enquête. En conséquence il voyage avec un art consommé. Dans le choix des transports, le calcul des horaires et l’enchaînement des destinations, il sait se ménager des relais, comme au XVIIIe siècle, et en même temps fait preuve d’une maîtrise parfaite des outils actuels de l’espace urbain. Rien ne le laisse au dépourvu. Sa provision est en dollars, et s’ils se font rares il connaît les changeurs de la Petite Asie. Ses vêtements sont toujours adaptés aux situations et circonstances, sans surcharge de bagages. Ses billets sont retenus à temps, il sait dans quel hôtel descendre, où louer une voiture, quels contacts prendre à l’arrivée, comment user du téléphone et des taxis. Qu’il aille près ou loin ses aises sont égales et ses repères certains.
Parmi les gens de sa génération, certains ont déjà perdu pied dans
l’avancée technologique, d’autres ont délaissé le cinéma qui ne leur parle
plus. Ce n’est pas son cas. Les gadgets électroniques et les automatismes de sa voiture lui donnent de la joie. Il a toujours écrit à la machine et maîtrisé le traitement de texte dès l’invention de celui-ci. Téléphile avant l’heure, il n’a rien perdu d’un goût resté vif pour les films projetés en salle. Que l’actualité soit politique, économique ou cinématographique, il est toujours au courant de la dernière information.
Rien ne le laisse indifférent. Une cathédrale de verre le ravit. Il n’est
donc pas étonnant qu’il s’intéresse à l’architecture, à la production industrielle, au pouvoir de la télévision, aux recherches développées dans son laboratoire et qui ne sont pas les siennes, à toute forme d’organisation
humaine porteuse d’une recherche novatrice en anthropologie des temps
modernes, ainsi qu’à l’enseignement et à la muséologie.
C’est à ce chercheur du nouveau monde que s’adresse le présent
ouvrage composé, selon la tradition, de textes originaux écrits par une
vingtaine de ses collègues et amis tant français qu’étrangers. Le contenu fait écho aux différentes facettes du personnage. On y trouvera des athéismes explicités, des syncrétismes religieux, des cultes déviationnistes, des tentations intégristes, ainsi que des références au judaïsme à travers des portraits et des pratiques en usage ici et ailleurs. L’urbain y est partout
sensible, dans les villes physiquement présentes comme Naples, New York
ou Chicago, dans le déplacement incessant des citadins, le mouvement du
train, et jusqu’à l’existence de banlieusards au Nigéria. Car l’exotisme n’est
pas absent ! ; il dévoile au contraire des aspects inconnus non seulement du
Brésil, du Japon, de Cuba, mais de l’Espagne et de l’Italie, et aussi de Paris
dans l’approche intimiste des mariages algériens, des autels sri-lankais, ou de la déférence du disciple lao. Quant à la fidélité à la parole reçue jadis à
l’Institut d’ethnologie, elle est décelable, entre autres, dans l’attention portée aux techniques et à la culture matérielle soulignée par la préoccupation muséographique en Israël, et enfin à la méthode faite de rigueur et de vigilante participation.
L’ensemble de ces diverses ferveurs, religieuses et profanes, couvre la quasi-totalité des champs de l’ethnologie. L’ordonnancement dessine d’un simple trait, lisible dans le déroulé des titres de chapitres, le profil de tout ethnologue, celui de Jacques, mais aussi le nôtre, au sein de l’équipe que nous avons fondée ensemble. Il saura y reconnaître d’emblée le témoignage de notre amitié.

Colette Pétonnet

Colette Pétonnet, « Préface », Ferveurs contemporaines. Textes d’anthropologie urbaine offerts à Jacques Gutwirth, réunis par Colette Pétonnet et Yves Delaporte, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 3-5. (Connaissance des hommes).