Daniel S. Milo, maître de conférences de l’EHESS (TH) ( IIAC-CEM )
La philosophie commence avec l’étonnement, dit Aristote. « Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants ». Philosopher, c’est donc passer de l’étonnement à la problématisation. Le blasé est interdit de philosophie, tout comme celui que se contente du ouah !
Prenez la giraffe. Depuis son arrivée à Rome en 46 avant J.-C., elle a partout suscité de l’émoi et l’incrédulité, et chez les pré-philosophes romains, arabes, ou chinois elle a irrité les glandes de l’explication. Aristote n’a jamais vu de giraffe, mais il prédit la solution qu’ont donnée les Anciens au problème : « Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance ; c’est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux ». Pendant deux millénaires, légendes et mythes d’origine ont « résolu » le mystère. L’hypothèse de l’hybridation avait été la plus répandue, comme l’indique son nom grec, Kamelopardalis, soit chameau/guépard, auquel fait écho son nom scientifique, Giraffa camelopardalis.
La giraffe est passée de la légende à la science avec Buffon, mais c’est à Jean-Baptiste Lamarck et sa Philosophie zoologique qu’elle doit son entrée en biologie (terme par lui frappé). Lamarck le premier a étudié chaque phénomène vivant comme un objet historique, devenant ainsi le vrai fondateur de l’histoire naturelle. Des naturalistes prestigieux ont essayé leurs théories sur la giraffe, citons Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Alfred Russel Wallace, Charles Darwin, Stephen Jay Gould et Richard Dawkins. Icône incontournable et contestable de la théorie de l’évolution, elle attire forcément le Créationnisme et l’Intelligent Design (ID). Cinq girafes dominent la Grande Galerie de l’Évolution au Jardin des Plantes.
Ce séminaire traite exclusivement du vivant. Pas de Thalès, pas de Lucrèce, pas de Galilée, Newton ou Einstein. Et c’est l’Aristote fondateur de la zoologie, de l’anatomie comparée et de l’embryologie qu’on étudiera. On approchera les philosophes/historiens naturels par le biais problématique, et on privilégiera des thèmes pertinents aux sciences de l’homme. Chez Lamarck, on s’intéressera à la rencontre entre lois immuables et l’environnement qui est contingent par définition. Dans la boîte à outils de Charles Darwin on trouve le présent comme la clé du passé, la déduction, l’analogie, l’a fortiori, l’introspection, les œillères, et plein de sens commun. Alfred Russel Wallace, l’autre codécouvreur de la sélection naturelle, a aussi été le premier à déceler son incapacité à rendre compte de l’évolution de notre espèce, posant ainsi l’unicité de l’homme comme enjeu biologique. Claude Bernard sera représenté par la théorisation de la science expérimentale et par la définition de la vie à travers le milieu intérieur ou le « moi » biologique. William Bateson (le père de Gregory) est le chantre de la nature comme variations sur des thèmes. François Jacob et Jacques Monod ont introduit le contexte dans la biologie moléculaire. Contre le fonctionnalisme et le holisme, Motoo Kimura a imposé l’ubiquité des mutations neutres, i.e. ni bénéfiques ni nuisibles. Stephen Jay Gould a ébranlé l’édifice évolutionniste avec l’équilibre ponctué, théorie qui véhicule une vision de l’histoire du vivant comme un océan quasi-statique avec des îlots de changement.
Le silence sur les vingt-et-un siècles qui séparent Aristote de Buffon est dû à mes lacunes. On essaiera de les combler en faisant appel à des intervenants extérieurs.