Epistémologies de l’anthropologie du contemporain affirme et décline l’identité disciplinaire du laboratoire, fondée sur une anthropologie du contemporain qui s’appuie sur les disciplines SHS, et qui, en fonction des objets, ouvre à un dialogue avec les sciences dites “dures”. C’est aussi le lieu de mise en débat de ce que nous faisons individuellement et collectivement, et de la démarche anthropologique que nous portons : une manière de faire et de penser l’anthropologie du contemporain, mise ainsi en valeur pour la première fois. Les axes thématiques ont été construits dans une logique de temporalisation des objets.
1. Le Contemporain : Historicité et anthropologie
Ce cadre de travail concerne l’essentiel du laboratoire. Sont plus directement impliqués : Abélès, Barbe, Beuvier, Ciavolella, Charuty, Dematteo, Gasnault, Le Gonidec, Gossiaux, Laurière, Mary, Porqueres I Gene, Sagnes, Voisenat, Wahnich, Wendling
Programmes de recherche : BEROSE (Dir. C. Laurière) ; Les Réveillées (Dir. F. Gasnault, M.-B. Le Gonidec) ; Convention franco-italienne Gramsci/De Martino (Coord. R. Ciavolella).
Sous la plume de Marc Augé (1994), l’usage assumé du terme « contemporain » est une manière de réévaluer le champ de l’anthropologie, au passé et au présent, de prendre acte de son histoire et de lui dessiner un avenir. La contemporanéité n’est pas tant une période historique stricto sensu qu’un paradigme, un régime d’historicité et un rapport singulier à l’histoire. Le contemporain en anthropologie, c’est porter l’attention sur le monde en train de se faire, sur la création continue de pratiques, de représentations, d’institutions dans un environnement changeant où le rapport à l’altérité se trouve profondément redéfini, en raison de la circulation des personnes et des biens, et de la proximité induite par les technologies de l’information et de la communication : un monde devenu village, un monde mêlé en évolution dont l’anthropologie doit se saisir. L’observation et l’analyse d’un présent protéiforme deviennent projet anthropologique, suivant une filiation disciplinaire qui le rapproche de ceux portés sous la bannière des Culture contact et du changement social.
Depuis sa fondation, l’IIAC participe de cette démarche compréhensive en développant une anthropologie des situations. Unité d’observation qui prend sens dans le présent, « réalité » choisie à partir de laquelle le travail ethnographique se déploie, où l’ethnologue démêle les fils de ce qui est à l’œuvre pour rendre compte de son « épaisseur », de sa complexité, de ses « dynamiques ». Restituer l’épaisseur des réalités observées, leurs tensions constitutives, signifie mettre à jour des processus, considérer le temps et la durée pour repérer continuités et discontinuités. Evénement, crise, révolution, exode, globalisation, mondialisation, autochtonie, patrimoine, culture, environnement, constituent autant d’objets-notions travaillés au sein de l’unité, sur la base de cette polyphonie et de ces principes. Ils appellent conjointement une attention particulière aux temporalités à l’œuvre dans les phénomènes mesurés.
Saisir le monde en acte ne peut se faire sans approche réflexive, sans retour sur l’histoire de la discipline, de ses paradigmes et de ses manières de faire. Sans discipline consciente d’elle-même. L’histoire de l’anthropologie est intrinsèquement constitutive de l’anthropologie. Le laboratoire, dans le cadre du programme international Bérose, développe une historiographie de l’anthropologie, de ses acteurs et de ses savoirs : généalogie d’une science à l’écoute des altérités, généalogie des intérêts ethnographiques, des lieux d’émergence et d’élaboration conceptuelles, généalogie enfin des enjeux de l’explicitation culturelle. Un parcours au pluriel, retracé au plus près des contextes politiques qui lui donnent sens, parfois qui le révèlent à contre-sens, lorsque la pureté recherchée par les uns rencontre la tradition inventée par les autres. Choc des authenticités qui est aussi choc des temporalités, où l’histoire de l’anthropologie se mue en une anthropologie de l’histoire. Cette ambition souligne une autre vertu cardinale, un état de fait incontournable dans l’ethnographie des mondes proches et lointains : l’assimilation et l’usage variés de catégories anthropologiques, contribuant à la production, hier comme aujourd’hui, d’imaginaires sociaux et culturels, de cadres de référence individuels et collectifs.
« On fait du même avec du différent », ou encore : « plus c’est différent plus c’est la même chose ». Ce postulat, qui a presque valeur de vérité en anthropologie, invite, dans le sillage des travaux de François Hartog, Nicole Loraux et Marshall Sahlins, à porter l’attention sur trois notions : anachronisme,structure et histoire. Et pour faire écho à la proposition de Sahlins : scruter la structure en mouvement pour repérer le mouvement de la structure. L’anthropologie comparée des processus menée à l’IIAC sert ce dessein : mieux cerner la structure en tant que processus, et considérer par là-même le contemporain comme figure de l’historicité.
Cette première orientation vise, sur la base des travaux conduits par les chercheurs, à circonscrire et à enrichir le projet anthropologique développé au sein du laboratoire, en intégrant plus significativement la question des temporalités.
2. Pluridisciplinarité et construction des objets
Abélès, Bellier, Beuvier, Bouvier, Chardel, Charuty, Ciavolella, Coquet, Dalla Bernardina, Dematteo, Ladier, Neveu, Ouedraogo, Puccio-Den, Shapiro, Wahnich.
L’IIAC est un laboratoire pluridisciplinaire où sont représentées outre l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, la socio-démographie, la science politique, la philosophie, l’économie, la démographie, la psychologie, la psychologie sociale, la linguistique, la musicologie, et l’esthétique. C’est cependant la question anthropologique qui permet d’expliciter cet assemblage disciplinaire car chacun des chercheurs travaille dans des logiques de croisements disciplinaires qui visent soit à l’élaboration d’une anthropologie du contemporain soit à s’en nourrir. L’ensemble du laboratoire est concerné par ce qui s’engage comme dialogue réflexif au sein de l’unité puisque pour chacun, c’est la mise en question et la prise en charge d’un réel qui se fait — et se défait — qui nous intéresse, avec ses soubassements pratiques et ses luttes acharnées. Loin de fournir des cadres a priori, les enjeux théoriques permettent un va-et-vient entre les terrains et l’analyse souvent dans des logiques de co-construction du dispositif d’enquêtes et de restitution avec les enquêtés. Parallèlement, inégalités épistémiques et formes de co-construction des savoirs sont interrogées (C. Neveu, en lien avec le GIS Démocratie et Participation).
Cependant ces démarches pluridisciplinaires dialoguent pour certains d’entre nous avec des auteurs princeps associés à des thématiques spécifiques, et permettent ainsi de reconfigurer des catégories.
La question du populaire, des populismes et de l’antipolitique conduit à interroger les projets intellectuels de Gramsci et de De Martino (R. Ciavolella, L. Dematteo, G. Charuty, S. Wahnich). Pour Gramsci, les formes de culture populaire témoignent de la conception du monde du peuple : un agrégat complexe d’éléments culturels des classes subalternes qui s’opposent aux classes hégémoniques. De Martino s’inscrit dans cette perspective et la déplace, en privilégiant le fait religieux. Une analyse de l’influence de Gramsci sur l’anthropologie et plus largement sur la pensée sociologique et philosophique attachée au populaire à partir de l’après-guerre, implique de re-politiser les expressions culturelles et les conceptions du monde en les inscrivant dans la dynamique des rapports de pouvoir et de sens qui émergent des inégalités socio-historiques. Il s’agit d’interroger les possibilités et les limites d’une traduction entre des expériences politiques “subalternes” différentes, mais interconnectées au sein d’un monde contemporain et globalisé où les usages de Gramsci ne sont plus politiquement assignables. G. Charuty en collaboration avec Marcello Massenzio, poursuivra, avec le soutien de l’Ecole Française de Rome, la traduction des œuvres d’Ernesto De Martino.
Considérer les formes de culture populaire conduit également à reprendre à nouveaux frais, après Bourdieu et Gell et suivant une perspective anthropologique, la double question des « conditions d’acquisition de la disposition esthétique » et de l’expérience esthétique, entendue comme mode à la fois personnel et collectif de perception, d’interprétation et de transformation du monde, en fonction d’un système de valeurs partagées (M. Coquet).
Dans des contextes théoriques connectés à cette hypothèse de l’indétermination subjective, la socio-anthropologie de P. Bouvier permet d’analyser les construits et ensembles populationnels comme social subjectivé, l’approche des sciences sociales non hégémoniques par J.B Ouedraogo de renverser les perspectives ethnocentriques. Enfin pour P. A. Chardel, l’ambition de délimiter un geste socio-philosophique devrait conduire à penser la conjoncture contemporaine à partir de ses ancrages socio-historiques. Il s’agit de nous interroger de façon critique sur le monde que nous sommes en train de construire, en allant à contre-courant d’une vision du monde où tout serait décidé d’avance pour nous, ou qui serait écrite une fois pour toutes. Frantz Fanon, Judith Butler, Cornelius Castoriadis accompagnent notamment cette réflexion.
S. Wahnich revisitera également Castoriadis dans son élaboration des concepts d’institutions imaginaires, d’auto-institution de la société et de social historique. En affirmant que tout projet démocratique voire révolutionnaire suppose un régime dans lequel la question de la validité de la loi est maintenue en permanence ouverte et où l’individu regarde les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives, il incite à questionner la teneur en démocratie des transformations actuelles.
D. Puccio-Den, qui poursuit des recherches en anthropologie de la mafia et en anthropologie de la justice, interrogera une notion à l’intersection des sciences sociales et du droit : la responsabilité. Elle coordonnera un numéro double de la revue L’Homme sur ce thème (publication prévue pour l’automne 2017) et prépare un ouvrage de synthèse en anglais sur la mafia.
Du côté de l’inventivité en art, et dans le cadre de l’étude du mouvement occidental d’identification d’altérités créatrices, G. Charuty continuera l’analyse de l’œuvre et de la pensée d’un psychiatre russe Pavel Karpov, qui participa aux recherches de l’Académie russe des sciences artistiques mise en place à Moscou en 1921 par le régime soviétique, à partir du programme conçu par Kandinsky.
La catégorie d’artification continuera quant à elle à être travaillée et interrogée aux côtés de la pensée Eliasienne par R. Shapiro. Cette catégorie repose sur une idée simple : l’art n’est pas un donné, ni un corpus d’objets définis par des institutions et des disciplines consacrées, mais le résultat de processus sociaux datés et situés, résultat cumulé de processus composites (tels que : la disjonction, la nomination, la différenciation des fonctions, la consolidation juridique, la normalisation esthétique, la marchandisation, etc.). En 2017, R. Shapiro coordonnera un numéro spécial de la revue Cultural Sociology sur le processus d’artification.
La critique des catégories s’avère un enjeu crucial sur la question de l’anthropologie environnementale car les catégories conduisent à arrimer aujourd’hui l’ensemble des études environnementales aux sciences de la nature, ou de la terre. En témoigne la thèse de « l’anthropocène ». Dans le cadre de la réflexion critique initiée sur l’anthropocène, l’enjeu est de reconsidérer la dimension de science humaine d’une anthropologie de l’environnement.
S. Dalla Bernardina récuse l’alternative entre d’un côté les approches portant l’accent sur les bases techno-économiques et sociologiques des dynamiques culturelles, de l’autre, les approches relativistes que l’on a pris l’habitude de classer dans la rubrique "Anthropologie des ontologies". Elle occulte une troisième voie qui mettrait l’accent sur la dimension historique du sentiment de la nature, et, par là mobiliserait les sources littéraires, iconographiques et folkloriques, dans l’étude de la contemporanéité. B. Hazard, lorsqu’il explore de nouvelles manières d’habiter la terre et reconsidère notre relation au vivant, envisage la notion de milieu non pas comme seule relation à la nature, mais aussi comme relation à la cette techne, c’est-à-dire, pour reprendre les thèses de l’évolution créatrice d’Henri Bergson et de l’hominisation d’A. Leroi-Gourhan, le monde que nous changeons. Pour ce qui concerne les peuples autochtones, de nouvelles formes de catégorisations classificatoires et modalités de construction des savoirs s’imposent qu’I. Bellier prend en considération à travers le réseau de chercheurs autochtones et non autochtones qu’elle pilote.
Au sein de l’IIAC, il s’agit bien de proposer un projet alternatif à l’anthropocène.
3. Penser les articulations interdisciplinaires de l’anthropologie du contemporain
Bénéï, Chardel, Hazard, Milo, Müller, Pena-Vega, Porqueres I Gene, Puccio Den, Richard
Inscrites à la fois dans une temporalité du présent et à l’écoute des grandes questions de demain, les sciences humaines et sociales, tout comme les sciences dites “dures”, ont vocation à comprendre et, dans une certaine mesure, accompagner certaines des transformations qui ont lieu dans notre monde contemporain. Or, l’évolution de nos sociétés et la complexité croissante qui résulte de phénomènes globaux, tant économiques, sociaux, que politiques à l’ère du digital, appelle à transcender des clivages scientifiques qui sont le résultat de partages arbitraires amorcés au XIXème siècle, et dont l’histoire récente démontre peu à peu l’obsolescence. Dans ce contexte, il apparaît utile et fructueux d’explorer les enjeux et possibles modalités de connaissances et avancées que peut produire une approche interdisciplinaire en renouant avec une philosophie des sciences établissant une relation ontologique étroite entre connaissance scientifique ou préscientifique et philosophie et humanités. Ainsi, “la lecture historique ne peut pas se passer de la grille philosophique pour décrypter correctement le cheminement de la pensée scientifique, y compris celle qui se construit au présent” (Christian Gerini, 2005).
En replaçant ces éléments dans une réflexion historique et épistémologique, il s’agira ici de réfléchir ensemble aux possibles apports, enjeux et défis que représente aujourd’hui une collaboration entre SHS et “sciences dures”. Ceci, dans un second temps, nous permettra de saisir au mieux les frémissements d’idées nouvelles nécessitant l’apport de plusieurs disciplines n’entretenant habituellement que peu de contact les unes avec les autres et, le cas échéant, de développer de nouveaux concepts et de nouvelles méthodologies qui n’auraient pu être obtenus sans coopération entre ces différentes disciplines.
P-A Chardel examinera plus précisément les enjeux socio-philosophiques et éthiques des nouvelles technologies, en particulier à l’ère de la transition numérique. D’un point de vue anthropologique, la question de savoir si l’humain est réductible à des données ou traces numériques, s’il est un objet calculable et prédictible est centrale. Il s’agit aussi d’interroger l’influence des technologies contemporaines et des formes qu’elles adoptent sur l’émergence et l’évolution des subjectivités.
V. Bénéï en « prenant au sérieux » le corps et les différents sièges des émotions, documentera les processus à l’œuvre dans la construction du viscéral aussi bien dans ses dimensions sociales et culturelles que physiologiques et neuronales aux côtés des neuro-sciences et de la biologie expérimentale.
D. Puccio-Den décrit des actions sociales (rite, crime, danse) ayant en commun la dissociation du sujet de certaines de ses composantes (langage, intention, capacités critiques), engageant des collaborations avec la médecine et les neurosciences, d’ors et déjà établies avec le Centre du sommeil et de la vigilance de l’Hôtel-Dieu de Paris pour l’étude du rapport entre danses nocturnes, états du sommeil, rêve et rêverie.
S. Dalla Bernardina, interrogera le sentiment de la dette ressentie du fait de l’exploitation des ressources animales et végétales dans les différentes cultures au croisement de ces mêmes sciences et de la psychanalyse, afin également de comprendre la place de la violence et des pulsions.
L’analyse critique des schèmes de pensée scientifiques dominants (D.S. Milo), à travers une analyse des contextes des catastrophes (A. Pena Vega) et l’observation du recours aux technologies des géosciences, promues par la « transition énergétique » (B. Hazard), permettront de réinterroger la notion de ressources autant que la manière dont une vision globale de l’environnement contribue à l’éviction « d’ontologies autres » et de projets alternatifs à l’anthropocène.
E. Porquerès I Gene poursuivra son travail sur les débats de bioéthique contemporains liés aux biotechnologies reproductives contemporaines. La question interdisciplinaire continuera de nourrir la réflexion sur l’alimentation en particulier (C. Fischler, G. Richard) quand il s’agit d’analyser la controverse sur les technologies agricoles nécessaires pour nourrir le monde (B. Müller).
4. Anthropologie visuelle, expressions visuelles des savoirs
Bénéï, Friedmann Monferran, Monjaret, Ouedraogo, Paouri, Pasqualino, Peyrière, Puccio den, Vianney, Voisenat, Wendling.
Le film exhibe ce que le texte socio-anthropologique tend à refouler, le visage et le corps du sujet pensant. Pour Gilles Deleuze (1985) « Ce qui fait partie du film c’est de s’intéresser aux gens plus qu’au film, aux “problèmes humains” plus qu’aux “problèmes de mise en scène”, pour que les gens ne passent pas du côté de la caméra sans que la caméra ne soit passée du côté des gens... ». Un nombre croissant de cinéastes, d’artistes, procède ainsi au sein de collectifs qui décident d’agir en immersion dans des territoires. Est-ce une nécessité de se rapprocher d’un réel démantelé et fracturé, de trouver une manière de s’y inscrire ? Comment se pensent aujourd’hui ces gestes d’engagement ? De quelles critiques du vivre le film peut-il se révéler l’enjeu ? Comment se négocient les temporalités du récit « avec » les filmés ? Que cherche-t-on ensemble ? Comment le film se fait le lieu d’accueil, de description, de critique, de réflexion d’un espace commun de nos manières de vivre ?
Dans ce contexte, M. Peyrière et D. Friedmann poursuivent l’analyse du cinéma documentaire et des pratiques réflexives en sciences sociales qui lui sont adossées.
A. Monjaret participe au recensement de films sur le travail réalisé par des chercheurs en SHS dans le cadre des activités de la revue Images du travail Travail des images (ITTI — en ligne) et mène une reflexion sur les archives visuelles des femmes au travail.
C. Pasqualino propose de nouvelles méthodes d’anthropologie visuelle participatives visant, d’une part, à inclure les échanges entre l’ethnologue et ses sujets d’enquête, et, d’autre part, à restituer la participation des protagonistes à un scénario fictionnel. Ce positionnement cherche à dépasser les limites imposées par « l’observation objective » et à ouvrir des domaines de connaissances jusqu’à présent peu explorés autour de la propre subjectivité du chercheur ainsi que de celle des sujets sur lesquels il enquête.
Elle envisage notamment d’élaborer dans le projet intitulé Rendre visible, une suite de fictions dans lesquelles les protagonistes seront amenés à jouer leurs propres rôles. L’analyse visera à révéler des situations fortement émotionnelles. Dans ce cadre, le cinéaste ne sera plus un simple observateur, mais il devra s’impliquer. Sa caméra ne visera plus à enregistrer de façon neutre, mais elle sera chargée d’exprimer différents points de vue et subjectivités. Le but est de faire advenir des paroles habituellement tues dans les enquêtes classiques et de révéler des situations qui, grâce à une mise en scène participative, révèleront le réel sous un angle moins ethnocentrique.
Le thème central de la recherche porte sur l’immigration. L’anthropologie visuelle participative se propose de dépasser l’analyse quantitative du phénomène pour une approche qualitative portant sur diverses notions telles que l’intime, le mémoriel, l’onirique, l’héroïque, le mythique, l’imaginaire, la culpabilité, la honte, la colère, le poétique, l’expérience corporelle, l’inconscient, le biographique...
Comment filmer les processus mentaux à l’œuvre menant les individus à percevoir leur vie comme insupportable au point de rompre radicalement avec leur entourage ? Comment donner à voir les déplacements mentaux nécessaires pour envisager cette quête de l’ailleurs ? Dans une suite de séminaires dirigés avec Corinne Fortier, C. Pasqualino propose de confronter les meilleurs travaux filmiques sur ce thème et d’en débattre dans une perspective théorique.
La figuration pose à l’anthropologie visuelle une question centrale : comment traduire en termes figurés les concepts, les arguments et les démonstrations du travail anthropologique ? D. Puccio-Den étudiera la photographie de la mafia — ou plutôt l’acte de photographier ce qui est de l’ordre du secret, de l’interdit et de l’irreprésentable — en suivant le parcours de deux photographes (Letizia Battaglia et Franco Zecchin), et leur rôle dans l’élaboration d’un nouveau langage iconique pour représenter la mafia, ainsi que dans la fabrication d’un champ sémantique décrivant ce qu’elle est. Ses recherches, qui seront publiées en 2018 aux Indiana University Press, devraient aboutir également à une exposition itinérante (Paris/New York/Palerme) en cours de préparation. J.B. Ouedraogo, dans le cadre de l’initiative intitulée Sibara,Grande route de l’écriture (Sèlèli siraba en diula), questionnera des aspects techniques et épistémologiques nouveaux de la recherche en sciences sociales en articulant la réflexion autour du terme graphie. L’adoption de la figuration visuelle dans l’investigation en sciences sociales est un saut qualitatif. L’image porte en effet des informations différentes, autrement plus variées que celles que l’écriture ne capture pas ou capture encore mal.
L’enjeu de l’écriture visuelle tient encore au fait d’une influence croissante du visuel dans la vie moderne et de son influence directe sur l’activité académique ; la diffusion généralisée de nouveaux outils technologiques (télévision, ordinateur, smartphone, site internet) élargit l’accès à la circulation des images et transforme rapidement nos usages ordinaires du monde et nos cadres référentiels d’interprétation des faits. Curieusement, les sciences sociales maintiennent une distance vis-à-vis de cette nouvelle configuration émergente, tant sur le plan de l’ethnographiable que du côté des manières d’en rendre compte. T. Wendling comme J.B. Ouedraogo souhaitent approfondir les enjeux d’une telle ethnographie, sorte de révolution culturelle et cognitive.
J.B. Ouedraogo propose enfin de créer une revue radicalement iconographique où les « articles » ne pourront contenir que 10% de texte. Une des causes de la faible valorisation scientifique des productions audiovisuelles vient de l’absence de cadre légitime de présentation scientifique de ces « nouveaux textes scientifiques ». La revue nous est apparue comme une instance appropriée pour construire dans la durée cette légitimité scientifique.
5. Littératures, musées, arts de la scène, objets de savoir et écriture des savoirs
Artières, Beneï, Gauthier, Moreau, Monjaret, Moulinié, Scarpa, Wahnich, Wendling
La littérature, les arts de la scène et les musées, l’espace du plateau (de théâtre, de danse), le temps des résidences ou d’un bureau de collectes d’archives orales, offrent une grande variété de médias (lumières, sons, scénographie, costumes, textes, paroles, présence des corps) et de compétences (danse, musique, théâtre, mise en scène, mise en mots, écoute) permettant de décrire puis d’explorer le monde dans un rapport assumé à la « raison sensible ».
La réflexion sera menée dans un double mouvement. Qu’est-ce que ces pratiques offrent comme modalité d’entrée dans un savoir sur les mondes biographiques, sociaux, politiques ? Qu’est-ce alors que travailler en anthropologue ou en historien cette matière sans la réduire à un simple dispositif d’informations, mais sans négliger non plus ce qu’elles nous disent, nous apprennent parfois de manière traversière ou transversale, par leur existence même ? De l’ethnocritique, ou sociocritique des textes (M. Scarpa), à celle des corpus (V. Moulinié, C. Gauthier), de l’analyse des enjeux d’un accrochage d’exposition (P. Artières, A. Monjaret) ou d’un corpus d’archives méconnues provenant d’institutions de contrôle « graphomaniaques », ou encore de « corpus pop » à faire éclore (P. Artières), ce sont les écritures qui sont comme telles objets de l’enquête et de la production de savoirs.
Ce sont alors des buissons qui souvent se déploient : ainsi V. Moulinié en interrogeant un corpus de cent titres de romans policiers sur la guerre d’Espagne souhaite faire surgir le monde des liens complexes que cette littérature entretient avec d’autres formes d’écritures (documentaires, fictions cinématographiques) voire d’autres enjeux de l’écrit (journalistiques, polémistes, politiques, etc.)
En questionnant les écritures, l’anthropologue comme l’historien, confronte un mode savant à un mode non savant de restitution des savoirs. A partir de l’étude des bandes dessinées d’Hugo Pratt et à leur mise en scène et en texte de masques, de costumes folkloriques, de légendes, d’histoires coloniales et de mouvements d’émancipation, T. Wendling souhaite comparer l’écriture de fictions documentées à la rhétorique des textes savants non fictionnels. En déplaçant et en faisant vaciller les rapports fiction-réalité, les gestes de toutes les pratiques sensibles permettent d’arpenter les terrains spéculatifs et d’affronter les problématiques sans solutions satisfaisantes définitives ou encore qui prendront un temps pouvant apparaître infini (Y. Moreau). Dans ce registre d’une autre temporalité à mobiliser, S. Wahnich souhaite interroger quelle utopie de l’histoire comme pratique sociale, ces écritures déploient en se disséminant entre scène, musée, écran, littérature.
Mais si la spéculation, ou le pouvoir imaginatif des savants n’est pas à brider a priori, il leur revient de trouver le bon réglage d’une écriture savante qui ne ferait pas l’économie du sensible. Là réside sans doute la question épistémologique la plus aiguë. Loin de la confusion entre littérature comme telle et écriture savante, il s’agit de toujours questionner les coutures du texte savant. Car faire récit n’est pas toujours suffisant pour faire savoir et assumer la subjectivité vécue, le corps du producteur de savoir ne suppose pas d’abandonner le contrat scientifique du texte au profit de sa fluidité ou de sa claire position dans le champ social.
Nous réfléchirons à une recherche exigeante d’adéquation entre les régimes de vérité adoptés, les objets et les questions traités, les sources mobilisées, les doutes acceptés mais circonscrits et, surtout, la visée du projet. C’est là un savoir fondamental. Il y a quelque chose qui nous échappe et que l’on ne pourra jamais saisir en tant que chercheur en sciences sociales. Il faut donc faire savoir ce que l’on ne peut savoir, dans l’inquiétude et l’incomplétude. Loin du désir de récit saturé de la maîtrise qui pourtant n’a puisé pour se faire dans les ruines, qu’est-ce que mettre en œuvre une écriture de miettes, discontinue, anachronique ? (P. Artières, S. Wahnich).
Journées d’études : Épistémologies de l’anthropologie du contemporain